Nous sommes une espèce fabulatrice. Et ce n’est pas moi qui le dis mais Nancy Huston dans son ouvrage passionnant « L’espèce fabulatrice » paru en 2008 chez Actes Sud.
En effet, l’homme se raconte des histoires depuis qu’homo est devenu sapiens. L’imagination et la fiction ne sont pas de simples attributs de l’espèce, mais constituent sa présence même au monde. Une faculté unique au service de la transmission des connaissances et de la culture, mais qui l’éloigne du réel.
Dans le 1er chapitre de son livre, Nancy Houston pose le thème de son essai à travers cette question « A quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? »
1/ Inventer des histoires est d’abord une question de survie
La transmission culturelle est ainsi essentielle dans la destinée d’Homo sapiens, dans la mesure où elle a permis à l’espèce humaine d’accroître ses capacités de survie dans l’environnement hostile des savanes et des forêts préhistoriques.
Cette transmission culturelle peut revêtir divers aspects, de la simple démonstration, par un aîné à son cadet, de l’utilisation d’un outil, à l’imitation des individus du groupe présentant la plus grande réussite dans tel ou tel exercice.
Cette transmission culturelle emprunte les habits du récit afin de communiquer des informations aux générations à venir et d’enrichir ainsi le savoir à leur disposition.
2/ Inventer des histoires est ensuite une question d’humanisation
Nous passons notre temps à raconter et à nous raconter des histoires. Nos fictions nous fabriquent. Soi est une construction péniblement élaborée. En effet, pour disposer d’un soi, il faut apprendre à fabuler. Pour devenir quelqu’un, il nous a fallu des couches et des couches d’impressions reliées en histoires : des chansons, des contes, des exclamations, des gestes, des règles, des principes, des injonctions, des interdits, etc.
C’est ça, l’humanisation. Et grâce à elle, petit à petit, adviendra le « moi, je ».
Devenir soi – ou plutôt se façonner un soi – c’est activer, à partir d’un contexte familial et culturel donné, toujours particulier, le mécanisme de la narration.
Nos souvenirs sont, eux aussi, organisés en récits. Notre mémoire est également une fiction. Elle ordonne, associe, sélectionne, oublie, … fabule. Ainsi, nous fabulons en toute innocence la fiction de notre vie. Cette fiction devient notre réalité et nous y souscrivons à la hauteur de la foi que nous mettons en elle.
Et cette fiction commence dès notre naissance. Notre nom est une fiction. Il aurait pu être autre. Nous pouvons le changer. Les femmes en changent souvent. En se mariant, elles passent d’une fiction à une autre.
Le baptême, le mariage sont des actes magiques.
Toute nomination est un acte magique.
Les êtres humains sont des magiciens qui s’ignorent.
L’argent aussi est une fiction.
Mais attention. Fiction ne veut pas dire mensonge. Ce ne sont pas des mensonges, car nous y croyons en toute bonne foi. C’est dans notre intérêt d’y croire.
3/ Inventer des histoires nous permet aussi de donner du sens
Ce besoin, que nous avons de raconter, nous permet de tisser des liens entre passé et présent ainsi qu’entre présent et avenir. Il s’agit de faire exister le passé et l’avenir dans le présent.
Les autres grands primates vivent eux, dans le présent. Ils ne se projettent ni dans le passé ni dans l’avenir. Du coup, chez eux : nulle angoisse de mort, nulle nostalgie et nul espoir… Tous ces affects sont en fait, liés à la narrativité, à cette manie que nous avons, nous humains à doter le réel de Sens.
Ces fictions sont des réalités humaines, donc construites.
De multiples recherches, en psychologie sociale comme en neurosciences ont démontré ce que Doris Lessing, l’écrivaine Britannique, résumait en deux phrases : « Nous apprécions le récit parce que sa structure habite notre cerveau » et « Notre cerveau est façonné par le narratif. »
Oui, nous avons besoin d’interpréter, de donner du sens, et cette élaboration fictionnelle doit être logique et cohérente.
Le cerveau humain cherche à expliquer et à comprendre son environnement. Il crée naturellement une chaîne liant les divers épisodes pour en dissiper le désordre. Sa mission fondamentale est de nous rassurer sur ce qui nous entoure. Il range, assimile, classe, ordonne et, finalement, raconte. Cette quête ininterrompue de logique nous a permis la maîtrise de l’outil, car qu’est-ce qu’un outil si ce n’est l’assignation volontaire d’une cause en vue d’en obtenir la conséquence ? Elle a également donné naissance à l’imagination, en nous permettant d’anticiper, de prévoir et de nous représenter les effets de tel ou tel événement.
4/ Enfin, inventer des histoires nous permet de magnifier voire de supporter le réel
Raconter des histoires, c’est jeter un pont entre ce qui est établi et ce qui est possible. Du coup, l’objet des récits de vie est précisément de permettre au passé et au possible de co-exister. Aussi, nous ne créons pas seulement une histoire de construction de soi mais plusieurs histoires possibles. Nous ne cherchons pas exclusivement à rester fidèles au Soi, mais aussi à celui que « soi » aurait pu devenir.
Nous essayons là à rapprocher l’image que nous avons de nous-même d’une image idéale, ce que nous aimerions être. Ce faisant, nous visons à renforcer l’estime de soi. En nous racontant des histoires, nous essayons de sauver la face, de conserver une image de nous-même acceptable à nos yeux ou à ceux de notre entourage. C’est ainsi que l’on « s’arrange avec soi-même ».
Prenons l’exemple, que probablement chacun de nous a vécu au moins une fois dans sa vie. Lorsque nous avons fait un achat qui comportait une remise et que nous disons « J’ai fait une affaire ! » ou « J’ai gagné X euros », n’est-ce pas ce que l’on se raconte, au fond, pour éviter de culpabiliser ou pour échapper à toute critique. En fait, on n’a rien gagné, on a juste moins dépensé et encore, parce que parfois, la remise fait qu’on achètera une autre chose et ainsi in fine, on aura dépensé autant, quand ce n’est pas plus.
On a vu ici que “se raconter des histoires” nous permet en quelque sorte de sauver la face, de sauver les apparences. Mais au fond, n’est-ce pas notre mental qui, alors, a pris les commandes. Nous nous drapons de vertus, nous nous cachons derrière des masques, et pour finir, nous ne sommes pas vraiment nous-mêmes.
Le mental est encore à l’œuvre, lorsque, a contrario, nous nous racontons des histoires, guidé.es par la peur. Les croyances irrationnelles activent, attisent des peurs, parfois archaïques, qui nous éloignent de qui nous sommes vraiment. Souvent, d’ailleurs, derrière ces peurs, se cachent nos désirs les plus profonds. Oser s’en approcher, avoir l’audace de les satisfaire, faire preuve de courage nécessite d’écouter son cœur, son intuition, d’écouter quelque chose de l’intérieur, de répondre à cet appel (Vocation) et d’y aller avec ses peurs. Donc de ne pas souscrire, donner raison à ces croyances limitantes, qui nous font “jouer petit” plutôt que d’être inspiré.e.s comme l’enfant que nous étions, plein d’émerveillement, de curiosité et de volonté de prendre des risques. La quête relève, selon moi, de la réalisation de soi et le chemin personnel, voire spirituel à accomplir, est, ce que Jung appelle, le processus d’individuation.
Inventer c’est aussi se conforter dans son système de croyances, fuir ce que l’on appelle un conflit interne ou dissonance cognitive. En psychologie sociale, la dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction les unes avec les autres. Ce peut être également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou ses croyances. Ce concept a été formulé pour la première fois par le psychologue Léon Festinger en 1957. Il a r étudié les stratégies déployées pour réduire cette tension psychologique induite et maintenir sa cohérence personnelle.
Il a illustré ceci dans son essai, L’Échec d’une prophétie. Des adeptes d’une secte croyaient en la prophétie qui prédisait l’atterrissage imminent d’un ovni. Ils se sont réunis à l’endroit et au moment convenus dans la certitude qu’ils seraient, dans ces conditions, les seuls à survivre à la destruction de la Terre. Or, il ne se passa rien d’exceptionnel. Ils se donc trouves confrontés à une forte dissonance cognitive et réduits à des conjectures : ont-ils été victimes d’une rumeur ? Ont-ils donné leurs possessions terrestres en vain ? …
D’après vous que s’est-il passé alors ? Ont-ils quitté la secte ?
Oui pour une petite minorité.
Mais la majorité des adeptes ont choisis de croire quelque chose de moins dissonant pour assimiler le fait que la réalité ne concordait pas avec leurs attentes. Ils imaginèrent que les extraterrestres avaient donné à la Terre une seconde chance et que le groupe était maintenant rendu plus fort pour répandre l’idée que la destruction de la planète devait s’arrêter. Le groupe a ainsi augmenté de façon spectaculaire son prosélytisme en dépit du fait que la prophétie avait échoué.
Nous voyons ici que notre fonction fabulatrice comporte également son revers, car, en façonnant l’esprit de quantité de biais cognitifs, elle entrave la rationalité (biais de confirmation, biais rétrospectif, erreur fondamentale d’attribution). Parce que notre cerveau regorge de raccourcis lui permettant de reconstituer une logique a posteriori, nous pouvons être les victimes d’idéologies politiques inventant un récit collectif, ou de théories complotistes échafaudant une cohérence à la marche du monde.
Pour conclure, je dirais que nous ne voyons jamais ce que nous voyons car voir, c’est déjà interpréter et recréer. Nous n’avons pas accès au réel et ne faisons que l’inventer, l’imaginer, le raconter, de façon instantanée, sans rien pouvoir y changer, contenus que nous sommes, dans nos limites cognitives. Toute l’expérience humaine s’écrit ainsi sur le mode de la fiction et de l’imaginaire.
Nous percevons notre existence comme une trajectoire dotée de sens. Et la narrativité qui sert à doter le réel de sens est au fond une technique de survie.
« Le récit, le mythe, la fable, le conte, le discours narratif, nourri par l’imagination, tel est le propre de l’homme »
Mariette Strub