Je vous recommande chaudement l’excellent film-documentaire de S. Bruneau et M-A Roudil intitulé « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés ».

Ce documentaire traite de la souffrance au travail. Il est conçu en deux parties :

– dans la première partie, les auteurs ont installé leur caméra dans un cabinet médical. Ils ont filmé les consultations menées par trois professionnels de la santé auprès de salariés en arrêt maladie. Ceux-ci ont, un jour, craqué et sont dans l’incapacité de reprendre leur travail.
Ils nous racontent avec dignité l’injustice, l’incompréhension, la perte de repère et d’identité, l’injustice, l’épuisement, la pression, le stress, la peur, l’isolement, le chacun pour soi, la loi du silence, les humiliations, la résignation et le consentement passif.
– La deuxième partie retrouve nos trois professionnels de la santé dans le cadre d’un échange animée par Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, auteur du livre « la souffrance au travail ».

A la lumière de ce documentaire, quels constats peut-on poser sur le fonctionnement de l’entreprise aujourd’hui ?
(tant sur le plan organisationnel, structurel que managerial) ?

On observe :

Une individualisation du travail
La pression du résultat (toujours plus et plus vite)
La rationalisation du travail
Des changements de plus en plus fréquents
Une modification de la représentation que se font les salariés de l’entreprise et du travail
Des pratiques manageriales dévoyées

En effet, les salariés sont de plus en plus mis en compétition les uns avec les autres sous couvert d’émulation et de « benchmarking interne ». L’évaluation et les systèmes de récompense reconnaissent principalement la performance individuelle. Les nouveaux outils comme le « 360° » ou la pratique du coaching sont détournés de leur objectif premier et deviennent des machines de guerre. Avec l’évaluation à 360°, le cadre est regardé « sous toutes les coutures », pas d’angle mort possible, aucune zone d’ombre n’est tolérée. C’est comme si toute intimité lui était interdite et que l’entreprise adoptait le rôle de la mère intrusive, donc abusive. Si je poursuis la métaphore, ce comportement de l’organisation est extrêmement déstructurante psychiquement puisqu’il maintient le collaborateur à un stade archaïque où le chaos et la confusion prévaut. Ces pratiques d’évaluation peuvent, chez les personnes les plus fragiles, engendrer de la paranoïa. Finalement, aujourd’hui, l’ennemi, ce n’est plus seulement le patron comme après guerre, ou le client comme dans les années 80. L’ennemi est partout. Ce peut être le hiérarchique, le collègue, le collaborateur voire le fournisseur. Bref, il est tapi dans l’ombre et renvoie chacun à gérer seul ses angoisses. Dans le contexte économique que nous connaissons et qui n’est pas porteur, ce jeu de chaise musicale induit des comportements de survie, instinctifs et parfois bestiaux (l’attaque, la fuite ou la ruse) : rétention d’information, mauvaise foi, délation, accusation abusive, sabotage et auto-sabotage, accidents du travail, dépression, suicide, dénigrement, menace, chantage, flatterie et flagornerie, soumission, …
Le discours des entreprises a été, ces dernières années, de prôner la responsabilisation et l’autonomie. Cette orientation était d’ailleurs amplement saluée par les salariés. Le problème est que, couplé aux impératifs de résultat, ce message emprunt d’humanisme a été, dans les faits, détourné. Le salarié est, en quelque sorte, sommé de réussir mais surtout, si échec il y a, il lui sera totalement imputable et imputé. Or, repousser encore et toujours ses propres limites, c’est se confronter à son impuissance et sans doute à terme hypothéquer sérieusement l’image de soi.
L’entreprise, soucieuse de maintenir un haut niveau de rentabilité et de débusquer toute contre-performance et désireuse de réduire l’incertitude, développe des outils de rationalisation des tâches : tableaux de bord, feuille de suivi, reporting, entretien d’appréciation, grille de notation, … Cette volonté d’objectiver l’activité humaine conduit à réduire la personne à une mécanique contrôlable et prévisible sans émotion, ni libre arbitre et à lui donner une place d’objet et non de sujet. De plus, les changements incessants auxquels les entreprises sont soumises ou qu’elles initient parfois (changement de direction, de stratégie, de méthodes de travail, de priorités, de responsable, de mission, de région, de pays, …) renforcent ce sentiment d’être ballotté, d’être « un numéro », de n’être plus partie prenante des décisions et de ne plus les comprendre.
C’est ainsi que la représentation du monde du travail, du travail et de l’entreprise change. Le rapport au travail devient profondément ambivalent et même sado-masochiste puisque il est à la fois lieu de souffrance et source de sécurité matérielle. Ainsi, pour se protéger, chacun va fonctionner à l’économie, donner le moins possible d’où le moindre engagement et la difficulté à motiver.
Le paradoxe aujourd’hui est d’observer une population active clivée : des travailleurs submergés de boulot, stressés, en quête de sérénité et de temps pour soi et des demandeurs d’emploi qui d’un côté aspirent à rejoindre la cohorte des salariés débordés mais, dans le même temps, redoutent de faire les frais de la nouvelle économie.

Le risque n’est-il pas, comme avec les élèves décrocheurs, que les « chômeurs » se construisent une identité et s’affirme à travers cet échec professionnel et social pour supporter leur statut d’exclu du monde du travail ?

Or, l’expérience montre que la réalisation de soi à travers le travail est tout à fait possible en dehors de l’entreprise sous réserve de bâtir un projet personnalisé et viable.

Mariette Strub

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