Depuis une vingtaine d’années que j’exerce comme formatrice et coach auprès d’entreprises de toutes tailles et de tous secteurs, il est inquiétant de constater la multiplication des témoignages révélant l’apparition d’un nouveau mode de management et de son fonctionnement au sein des entreprises et nos institutions. Le le psychiatre Gottlieb Guntern l’appelle la Médiocratie (in “La médiocratie démasquée”, Village Mondial, 2001).
Il s’agit pour lui d’organisations où règnent la compétence moyenne et la majorité statistique.

1- Comment se manifeste la médiocratie ?

En m’appuyant sur les échos qui me sont rapportés par des cadres d’entreprise, je radicaliserais cette définition en disant que la médiocratie bouscule très largement les valeurs au travail. Ainsi, la réussite aujourd’hui s’appuierait moins sur les compétences métier et la qualité du travail que sur la capacité à s’insérer dans un réseau de relations et sur l’utilisation de son pouvoir de nuisance et de déstabilisation.
On peut dès lors observer que certains dirigeants préfèreront s’entourer de personnes incompétentes et sans scrupule, qu’il est possible d’instrumentaliser pour servir ses intérêts personnels et sa soif de pouvoir. Dans le cadre de ces nouvelles règles du jeu et sur l’air de « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette », la peur est sans doute devenue le ciment des relations au travail. On constate également de la part de certains responsables un déni de la réalité et une faible tolérance à la frustration. L’Autre (hiérarchique, collègue, collaborateur, fournisseur, …) est vécu comme intrusif et persécuteur. L’angoisse générée par cet état de fait induit un phénomène régressif qui conduit à des comportements de survie tels que l’agressivité (violence verbale, polémique, passage en force, …), la passivité (prostration, inertie, fuite, …) ou encore la manipulation (flatterie, chantage, injonctions paradoxales, …).
Le culte de la personne et l’individualisme sont largement valorisés et la fin peut justifier les moyens. La déstabilisation et la mauvaise foi sont de mise. Les positions adoptées par l’encadrement et les décisions prises seront souvent incohérentes, irrationnelles, inconséquentes et non pérennes. L’opportunisme devient roi.
Pourtant, l’immobilisme dont font souvent preuve les collaborateurs et ce, malgré leurs plaintes, cautionne finalement ce système. On peut donc avancer l’idée selon laquelle les stratégies individuelles conduisent le plus souvent à maintenir le pouvoir en place, selon le principe bien connu de l’homéostasie).

2- Pourquoi en est-on arrivé là ?

Les raisons de cette évolution nous sont connues, tout autant multiples qu’indissociables. Elles relèvent à la fois de l’économique – réel ou fantasmé -,de l’évolution technologique, de facteurs psychologiques et socioculturels.
– Facteurs économiques : La mondialisation, des environnements fortement concurrentiels, la recherche du moindre coût, la main mise des actionnaires sur les dividendes, la pénurie des richesses, le productivisme, …
– Facteurs technologiques : La percée des technologies de l’information avec le foisonnement des informations reçues et à traiter, l’accélération des communications, la virtualisation des relations humaines, les débats éthiques engendrés par les évolutions scientifiques, …
– Facteurs psychologiques et socioculturels : L’incertitude dans l’avenir, la perte de sens, le manque de leader charismatique et de vision, le manque d’exemplarité des figures d’autorité, le culte de la personne, l’individualisme, l’isolement, l’exhibitionnisme, la prégnance de la forme sur le fond, le jeunisme, la société de consommation, la tyrannie du bien-être,…

Dans cette jungle moderne où les règles de la démocratie sont, le plus souvent, bafouées et où la morale est mise à mal, chacun tente, comme il le peut, de sortir son épingle du jeu.

3- Quelques clés pour comprendre ce phénomène ?

Dans une lecture psychanalytique et en m’appuyant sur les travaux de Mélanie Klein, il est possible d’avancer les interprétations suivantes.
Le manque cruel de repère, le non respect des lois et l’iniquité ne permettraient plus à l’Autre de jouer sont rôle d’étayage et d’être le garant symbolique. La loi du Père ne jouerait plus son rôle de dé-fusion.
Cela induirait deux types de régression :

a) Une régression vers la position schizo-paranoïde
Celle-ci peut se retrouver chez l’adulte, en particulier schizophrène ou paranoïaque.
Les modalités de la position schizo-paranoïde décrivent le rapport à l’autre chez le nourrisson. Quelles sont-elles ?
– Mélanie Klein suppose comme premier objet d’amour du nourrisson le sein, objet partiel que l’enfant assimile symboliquement à la fois à sa mère et à la fois à son environnement. A cette étape du développement psychique, il n’y a pas de relation à un objet total que serait la mère. Le clivage de l’objet, coupé en fragments, les uns bons et les autres mauvais, amène des modalités relationnelles spécifiques à ces objets partiels. D’une part, le bon objet (ou sein nourricier) est idéalisé. D’autre part, le mauvais sein sera perçu comme persécuteur et dangereux.
– L’enfant va projeter à l’extérieur la pulsion de mort (mécanisme de projection)et attribuer ainsi sa violence psychique à l’extérieur.
– Il a recours au déni, mécanisme antérieur et plus violent que le refoulement.
– Il aura tendance à idéaliser le bon objet. L’idéalisation est le processus psychanalytique par lequel l’objet du désir est investi par le sujet de qualités qu’il ne possède pas objectivement.

b) Une régression vers la position dépressive.
La mère est ici reconnue et le clivage de l’objet va s’assouplir.
Il y a donc accès à la relation d’objet, propre à l’objet total. La projection faiblit et l’introjection (= assimilation d’un trait jusque là perçu au dehors comme soi) devient plus importante. Cette attitude psychique correspond à une plus grande préoccupation pour la réalité externe. La reconnaissance de la dépendance à la Mère qui se distingue comme objet d’attachement et l’accès à l’ambivalence (= la capacité de reconnaître en soi les tendances mauvaises) vont modifier la nature de l’angoisse. L’angoisse qui était, dans la position paranoïde-schizoïde, de nature psychotique (angoisse de mort et de persécution), va se teinter d’une tonalité dépressive. Ici, la crainte est de tuer l’objet ou de le perdre. Les mécanismes de défense sont de deux types : la réparation et la défense maniaque.

Ces hypothèses expliqueraient, tout au moins en partie, les symptômes et les dérives comportementales observés dans les entreprises à savoir :
– Des clivages exacerbés entre les équipes de direction et la base, entre les sièges sociaux et le terrain.
– Une méfiance et une peur de l’autre.
– L’usage de la mauvaise foi.
– La « gouroutisation ».
– L’appropriation des travaux de qualité ou des bonnes décisions.
– La culpabilité et la culpabilisation comme moyen de pression.
– La généralisation des licenciements déguisés et des indemnités de départ afférentes.
– Les dépressions et suicides, …

Cet écrit est délibérément provocateur. Néanmoins, il reflète une réalité vécue par certains acteurs de l’entreprise. Or, la souffrance qui leur est infligée peut et doit être écoutée et prise en charge afin d’améliorer un climat trop souvent délétère.

Mariette Strub

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