ETAT DES LIEUX

La question des risques psychosociaux (RPS) en France n’est pas encore une question facile à aborder.
Bon nombre d’entreprises qui s’y sont attelées, l’ont fait par obligation légale ou suite à un événement grave, face auquel, d’ailleurs, elles se sont souvent senties démunies.
Elles jouent parfois les « mères-la-pudeur » lorsqu’il s’agit de parler des RPS.
On observe ainsi un repli frileux, une omerta voire un maniement plus ou moins heureux de la langue de bois lorsqu’elles sont interrogées sur les mesures prises en interne.
Il est vrai qu’à une époque où l’image véhiculée en externe est plus importante que la réalité vécue en interne, il n’est pas de bon ton d’être épinglé sur ce sujet.
Pour autant, comment peut-on croire encore que le monde du travail s’apparente à celui des Bisounours au regard des témoignages tous les jours plus nombreux de la souffrance au travail. Il est certes difficile de quantifier le stress (mais peut-on réduire les RPS au seul stress !!!) dans la mesure où celui-ci est principalement subjectif et la parole du salarié souvent accueillie avec méfiance par les décideurs (cadres et dirigeants). Le déni règne en maître.
Les questionnaires diffusés à grande échelle et dont les médias se font écho biaisent souvent les résultats puisqu’ils présupposent à travers leurs items l’existence a priori du stress. Je défie d’ailleurs quiconque, à la lecture des items, de ne pas se sentir stressé dans son travail.
Il est pourtant probable que ce que l’on qualifie aujourd’hui de stress a de tout temps existé. Par contre, il a certainement changé de forme (de la pénibilité physique à la pénibilité cognitive et psychique) et sa régulation au sein des équipes est rendue plus difficile (parcellisation des tâches, réduction drastique des lieux et moments informels, moindre pouvoir des syndicats, …).
Les collectifs de travail, comme le souligne Christophe Dejours, se sont peu à peu délités renvoyant chacun à lui-même.

Le contrat de travail qui unissait employeurs et employés à long terme ne garantit plus aujourd’hui la pérennité de l’emploi dans la durée. Lorsque l’on signait auparavant un CDI (Contrat à Durée Indéterminée), le mot « indéterminé » s’entendait comme un engagement dont la fin coïncidait le plus souvent avec l’entrée dans la retraite. Or, maintenant, ce même terme renverrait plutôt à une issue incertaine dont personne ne peut déterminer la date et qui n’est de ce fait plus un gage de stabilité mais au contraire source d’incertitude et facteur d’anxiété. Plus personne ne se sent à l’abri de se retrouver du jour au lendemain sur le carreau.

De plus, le management par projet soutenu par des organisations matricielles conduit à un reporting multiple voire diffus (Je travaille sur tel projet pour et avec X mais c’est Y qui fait ma revue de performance). Le périmètre des responsabilités est de plus en plus flou et les impératifs (objectifs, délais, …) parfois même contradictoire. Le positionnement hors statut hiérarchique du chef de projet exige qu’il use de son pouvoir d’influence puisque l’organisation ne lui apporte pas toujours la légitimité légale et officielle pour asseoir son autorité. Il devra donc s’appuyer sur son charisme, ses compétences relationnelles, ses qualités personnelles ce qui l’expose d’autant plus et peut même le fragiliser et le remettre en cause au cœur même de son identité en cas d’échec.

Par ailleurs, des valeurs telles que l’autonomie sont parfois dévoyées. En effet, celle-ci n’a de sens que si elle s’inscrit dans une logique d’interdépendance. On n’est pas autonome, seul, mais au sein d’un collectif. Avancer sur le chemin de l’autonomie revient à oser exister dans sa singularité au sein du groupe c’est-à-dire s’affirmer tout en acceptant les règles de celui-ci, règles que l’on a contribué à établir ou auxquelles on a souscrit de façon délibérée. Or, il est malheureusement fréquent de constater que l’autonomie s’accompagne d’isolement et d’un manque cruel de soutien social. Chacun doit trouver seul son chemin dans l’entreprise, se doter lui-même des ressources dont il peut avoir besoin et au final, rendre comptes des résultats qu’il a obtenus. Or, tout le monde sait que ceux-ci sont largement tributaires de la contribution et de la coopération (ou non d’ailleurs) des autres acteurs de l’organisation.

Enfin, l’engagement total qui est demandé aux salariés tant sur le plan psychique (adhésion à des valeurs, motivation, …) que sur le plan comportemental (tableau d’activité, téléphone portable, messagerie électronique, …), estompe les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, entre espace intime et espace social. Ce brouillage rend difficile le maintien d’un espace symbolique qui, jusqu’ici, donnait à chacun du jeu pour récupérer, se ressourcer et élaborer. Nous glissons imperceptiblement d’un espace à l’autre avec plus ou moins de bonheur. Or, ces frontières invisibles constituent des limites salutaires puisqu’en étant contenantes, elles préservent ainsi intacte l’identité psychique de la personne.

ANALYSE

Ce constat m’amène à proposer une analyse qui s’appuie sur des concepts élaborés par trois psychanalystes : Donald W. Winnicott, Jacques Lacan et Mélanie Klein.

1) La question de la porosité grandissante entre espace professionnel et personnel peut être éclairée par le concept « d’espace transitionnel » cher à Donald W. Winnicott qui s’est beaucoup intéressé à la relation mère-enfant.

De quoi s’agit-il ?

Pendant les premières semaines, l’enfant vit dans un état de toute puissance magique. Pour y renoncer et reconnaître la réalité extérieure comme différente de lui, il va concevoir une aire intermédiaire entre le Moi et le non-Moi, un champ neutre ou champ de l’illusion. Ce champ sera ré-expérimenté par tous dans l’art, la religion, la création et l’imagination.
Une des manifestations de cet espace est l’objet transitionnel : objet concret choisi mais aussi objet symbolique qui représente le sein comme passage entre la mère et l’environnement extérieur. Il permet d’effectuer la transition entre la relation symbiotique et la relation à l’autre. Il rétablit la continuité menacée par la séparation.
Il permet enfin à l’enfant de penser (panser !) l’absence de sa mère, de penser par image et il constitue ainsi la voie d’accès à la pensée symbolique et donc au langage et ainsi de s’affirmer dans le JE.
On peut donc se demander dans quelle mesure l’immixtion du champ professionnel dans la sphère privée, empêche l’existence d’un espace intermédiaire, sorte de sas de décompression, réduit par voie de conséquence l’accès au symbolique (comme par exemple le fait de penser sa pratique et d’élaborer), l’accès au langage et ainsi conduit à la violence (contenue ou exprimée, physique ou psychologique).

2) La perte de sens et le déni de la souffrance pourraient laisser penser que le Symbolique et le Réel s’effritent. Nous pouvons, dès lors, éclairer ces observations en s’appuyant sur le concept développé par Lacan puis repris par Lujan : le nœud borroméen. Selon Jacques Lacan, la structure du sujet, principe régulateur est l’intrication de trois fonctions : le Réel, le Symbolique, l’Imaginaire (ce qu’il appellera R.S.I). Il représentera en 1972 cette intrication des trois fonctions par le nœud borroméen. Il est constitué de trois cercles (au sens topologique) entrelacés, ce qui signifie qu’enlever l’un quelconque des trois cercles libère les deux autres. Il suffit que n’importe lequel parmi les trois anneaux soit rompu pour que tous les anneaux soient indépendants


Au croisement des ces trois fonctions se trouve le SENS. Celui-ci ne peut exister que si les trois fonctions sont pleinement investies et équilibrées.

Pour expliquer ce concept, Lacan propose la métaphore suivante.

Prenons une table :

– La table symbolique, c’est le mot table tel qu’il vient se lier dans le discours : à table !, faire table rase. Le signifiant table peut aussi s’insérer dans d’autres expressions, comme table des matières. Il est la trace porteuse de sens.

– La table imaginaire recoupe les fonctions de cet objet, on mange dessus, elle peut servir à poser un vase, elle marque le repas, etc. Le signifié (Se), du domaine de l’imaginaire est ce à quoi la trace renvoie.

– Le réel se constitue du reste, soit ce que l’on ne connait pas. Le réel est inaccessible. Pour Lacan : « le Réel, c’est l’impossible ». Le référent, du domaine du réel est ce existe dans la réalité.

Autre exemple : après une chute de vélo, il y a formation d’une cicatrice. Celle-ci, signifiant est une trace, au sens propre du terme, porteuse de sens au niveau symbolique. Le signifié sera ce qui reste dans l’imaginaire, tel que l’agressivité envers le camarade responsable de la chute. Le référent est ce qui s’est passé en réalité soit la chute du vélo.

De plus, pour reprendre la représentation graphique du nœud borroméen, nous savons qu’entre le R et le S se trouve le RITUEL, qu’entre le R et le I, se trouve le FANTASME et enfin, entre le S et le I se trouve le MYTHE.

Or, le déni du Réel et l’absence de symbolique ouvre la voie à l’expression des fantasmes que la peur nourrit abondamment. Si ceux-ci ne sont pas canalisés par le symbolique (la loi, la sublimation, …), ils peuvent conduire à des passages à l’acte violents tels que ceux qui ont été relayés par les médias (tentative de suicide, suicide, séquestration, violences verbales et physique, harcèlement moral, dégradations de matériel,…).

3) Enfin et dans le même ordre d’idée, l’absence de limite, de cadre et la faillite de l’autorité renverrait chacun, sur le plan psychique, au chaos originel d’un Moi indifférencié, à la confusion entre le dedans et le dehors. L’entreprise peut, pour certains, être vécue comme persécutrice, source d’angoisses et induire des mécanismes de défense tels que le déni, le clivage ou la projection. Si de surcroît, l’investissement affectif du salarié vis-à-vis de son entreprise est trop important, nous verrons alors surgir des sentiments ambivalents (angoisse de perte de l’objet ou crainte de le détruire) accompagnés inévitablement d’un fort sentiment de culpabilité. D’où, sans doute là encore, une explication à la souffrance observée (stress, burnout, harcèlement) et aux gestes désespérés (séquestration, destruction de l’outil de travail, suicides).

Cette analyse s’appuie sur les concepts développés par Mélanie Klein. Elle s’est intéressée au développement affectif précoce de l’enfant et distingue deux positions fondamentales : la position schizo-paranoïde (ou persécutive) et la position dépressive.

Ces deux positions apparaissent précocement dans le vécu de l’enfant (de la naissance à environ 6 mois pour la position schizo-paranoïde/ à partir du 6e mois pour la position dépressive) et réapparaissent tout au long de la vie.

Position schizo-paranoïde : A la naissance, les pulsions de vie et de mort existent et sont préalables à toute expérience vécue, elles organisent les premiers processus psychiques. Il y a un conflit interne immédiat à la vie, en naissant, le bébé entre dans le conflit. Il est capable de manipuler, dès le début, des rudiments d’images, des morceaux de fantasmes, il y a une forte fragmentation de la vie psychique avec prédominance du mode de relation d’objets partiels. Le bébé a affaire à des morceaux d’objets (comme ses pensées, ses fantasmes). Il y a de même un rudiment de Moi, des morceaux de Moi, complètement incohérents mais qui tendront vers l’intégration.

– les bonnes expériences (satisfaction, gratification) liées à la pulsion de vie seront introjectées et constitueront le Moi.
– les mauvaises expériences (frustration, déplaisir ou douleur), liées à la pulsion de mort et vécues comme dangereuses, seront projetées à l’extérieur. Ainsi se constituent un affect agressif et un fragment d’objet, rejetés à l’extérieur dans le non-Moi.
Tout fonctionne sur un mode dichotomique (Moi/non-Moi, Introjection/Projection, Bon/Mauvais) et le nourrisson vit une confusion entre dedans et dehors.

Position dépressive : La mère est reconnue, et le bébé commence à l’intégrer comme une personne aux différents aspects, à la fois satisfaisante et frustrante, rassurante et inquiétante, parfois présente et parfois absente. Il ressent ainsi des sentiments ambivalents vis-à-vis de sa mère. Par ailleurs, il présente une plus grande préoccupation pour la réalité externe d’où une reconnaissance de la dépendance à la mère qui se distingue comme objet d’attachement. L’angoisse dépressive qui en découle est crainte de tuer l’objet, de le perdre. Pour supporter ce conflit interne, le bébé va introjecter dans le Moi un objet suffisamment bon et réparer pour restructurer l’objet détruit. Ce processus de réparation sera le moteur de la sublimation et de la créativité.
Ces deux positions diffèrent donc quant au type d’angoisse (angoisse de mort, de persécution et de morcellement pour la position schizo-paranoïde/ angoisse dépressive) de mécanisme de défense (introjection, projection, identification projective, idéalisation, clivage, déni pour la position schizo-paranoïde/ réparation et défense maniaque pour la position dépressive) et de relation (objet partiel pour la position schizo-paranoïde/objet unifié pour la position dépressive).
De plus, Ces positions sont des modalités existentielles. Si leur forme reste les mêmes toute la vie, leur contenu diffère.

QUELQUES PROPOSITIONS

A la lumière de ces analyses, quelles réflexions peut-on en tirer ?
Dans quelle mesure cela peut-il nous aider à proposer des dispositifs d’accompagnement des entreprises afin de prévenir ou à diminuer les risques psychosociaux ?

Voici quelques pistes de réflexion pour redonner du sens et reconstruire le collectif de travail.

– Retisser des liens.
– Repenser l’autorité et son exercice.
– Reposer des règles partagées de vie commune.
– Travailler la place des émotions.
– Développer la coopération et les valeurs de respect, tolérance et solidarité.
– Réinterroger la question de l’identité, tant sur le plan individuel qu’organisationnel.
– Renforcer la confiance en soi et l’affirmation de soi.

Sous quelles formes et à travers quels types de dispositifs pourrait-on répondre à ces objectifs ?

– Groupes de parole.
– Groupes d’Analyse des Pratiques Professionnelles.
– Formations expérientielles (l’une d’elles vous sera présentée dans mon blog de septembre prochain).
– Coaching individuel et d’équipe.
– Ateliers à médiation artistique.

Mariette Strub

Laisser un commentaire