Le livre de Christian Salmon, « Storytelling » (Ed. La Découverte, 2007) m’est apparu extrêmement intéressant dans la mesure où l’utilisation du récit en formation et en TeamBuilding fait partie de mes outils pédagogiques.
Le point de vue adopté par l’auteur est celui du pamphlet et à ce titre, il questionne ma pratique et en particulier les risques de dérive quand l’usage du récit sert des intentions qui échappent au consultant mais pire encore, qui échappent aux participants eux-mêmes, producteurs des écrits.
En effet, se pose alors la question de la valeur du contrat de confiance sur la base duquel se fonde mon travail auprès des salariés, qu’ils soient employés, cadres ou managers.

Préambule

Nous savons tous que depuis qu’elle existe, l’humanité a su cultiver l’art de raconter des contes et des histoires.
Mais depuis le mouvement littéraire postmoderne des années 1960, venu des universités, l’art du storytelling s’est propagé à de nouveaux champs : historiens, juristes, physiciens, économistes et psychologues. Tous ont ainsi redécouvert le pouvoir qu’ont les histoires de créer une réalité.
Le storytelling connaît d’ailleurs un succès indéniable aux Etats-Unis depuis le milieu des années 1990. L’art du récit s’impose jusque dans la sphère publicitaire, politique et managériale et apparaît dès lors comme une technique de communication, de contrôle et de pouvoir.
Aujourd’hui, par exemple, les hommes politiques nous racontent la crise financière en empruntant une forme digne des meilleurs scénarii de feuilletons hollywoodiens. Par ailleurs, les managers sont tenus de raconter des histoires pour motiver leurs collaborateurs, comme si, le storytelling constituait une réponse à la crise de sens dans les organisations tout en devenant un outil de communication, de propagande et de désinformation, une technique de contrôle et de pouvoir.

C’est la raison pour laquelle, et ce malgré la multiplication des sources et des canaux d’information, nous sommes finalement incapables de démêler le vrai du faux, de discerner la réalité de la fiction puisque le contrat fictionnel (qui permet de discerner la réalité de la fiction et de suspendre l’incrédulité du lecteur, le temps d’un récit) est en quelque sorte dénoncé.

Qu’est-ce que le storytelling ?

Il est une instrumentalisation du récit : les histoires qui nous sont servies racontent en fait ce qui peut et ce qui doit être. La réalité est ainsi travestie de telle manière que les perceptions sont filtrées et les émotions utiles stimulées.
A l’inverse des grands récits qui jalonnent l’histoire humaine (tels que les mythes), le storytelling plaque sur la réalité des récits artificiels, bloque les échanges et sature l’espace symbolique. Il ne transmet pas les leçons de sagesse, fruit de l’expérience passée mais nous présente plutôt les modèles auxquels s’identifier voire se conformer. L’objectif n’est donc pas de nous faire réfléchir mais de nous faire agir et ressentir d’une certaine façon.

Comment le storytelling s’est-il imposé en management ?

1. L’organisation du travail

– Lors des Trente Glorieuses, les entreprises suivaient un cycle de croissance rapide et reposaient sur des formes d’organisation relativement stables (l’entreprise fordiste).
Ces entreprises respectaient les règles d’unité de temps (la journée de travail) et de lieu (l’usine) et offraient un modèle stable de synchronisation productive, spatio-temporelle. Cette synchronisation spatio-temporelle assurait pour les salariés la perception d’une certaine continuité temporelle structurant le travail et la vie (la carrière, la journée de travail, l’alternance travail/loisir, les congés payés, la formation permanente). Elle donnait un sentiment d’appartenance à une entreprise collective, à la culture d’entreprise. Cette synchronisation spatio-temporelle définit ce que le sémiologue russe Mickaïl Bakhtine appelait un « chronotope », c’est-à-dire une structure spatio-temporelle qui était selon lui, une catégorie fondamentale de la structure d’un récit.

– Puis, le capitalisme entre au début des années 1980 dans une zone de turbulences. Le management cherche alors un nouveau paradigme susceptible d’orienter les dirigeants dans une période de profonds réajustements. Son idéal-type n’est plus l’entreprise industrielle, commerciale, financière, ni même dématérialisée des années 1980. C’est une entreprise qui produit des fictions utiles : l’entreprise de fiction.

C’est bien le récit structurant en place dans les entreprises après-guerre qui va être brisé par l’apologie du changement permanent.
La déconstruction de l’identité spatio-temporelle de l’entreprise va entraîner un brouillage des coordonnées du travail qui a pour effet la démobilisation, l’absentéisme et la multiplication des symptômes dépressifs chez les cadres.
Cette démobilisation va, à partir de 1995, susciter de la part des auteurs en management, une surenchère de propositions visant à provoquer la remobilisation émotionnelle : approches d’accompagnement du changement organisationnel, modèle de « l’entreprise apprenante », …

2. Le silence au travail

Par ailleurs, le silence au travail s’est imposé avec l’apparition des manufactures. On y observait le regroupement dans un même lieu de forces de travail nombreuses, soumises à une organisation fortement hiérarchique où les échanges verbaux sont sous surveillance. La parole des ouvriers au travail était alors le plus souvent assimilée à du commérage, du bavardage, du relâchement, voire à de la résistance passive.

Mais, le silence se retrouvait aussi dans les bureaux occupés par les cols blancs et dans les conseils d’administration. Néanmoins, ce silence n’a pas la même signification. Depuis les années 1990, les théoriciens du management parlent de « silence organisationnel » ou de « silence systémique ». Ils ont mis en évidence les variables contextuelles qui créent les conditions conduisant au silence et exploré comment se construit la conviction partagée selon laquelle parler serait imprudent.
Ainsi, la faillite d’Enron en 2003 serait l’illustration frappante des méfaits dévastateurs de cette loi du silence. Le bluff d’Enron démontrerait que personne, ni les hommes politiques, ni les professeurs en management, ni même les analystes de Wall Street ne furent capables de distinguer la réalité de la fiction.
D’où, les nouvelles vertus attribuées à ceux qui osent rompre le silence (les whistleblowers).

La raison du succès du storytelling viendrait donc du fait que de nombreuses crises en entreprise relèveraient d’une culture du silence : incapacité à communiquer, non-dits, non règlement des conflits. Ce silence peut avoir un coût psychologique important pour les individus et induire des baisses de productivité. D’où l’idée que, tous au sein de l’entreprise, ont une histoire intéressante à raconter.

Ce changement d’attitude des théoriciens du management à l’égard du silence s’est amorcé dans les années 1980. Selon eux, les narrations, porteuses d’information, contribuent au maintien du système en communiquant les règles et les valeurs, en diffusant les traditions et l’histoire de l’organisation. Le pouvoir de la narration résiderait dans sa capacité à capturer des expériences complexes qui combinent les sens, la raison, l’émotion et l’imagination. L’activité narrative d’une organisation ne serait pas constituée de récits structurés et transmis par des narrateurs à des auditeurs passifs. Elle serait fragmentaire, polyphonique et dissonante et les récits produits seraient alors écoutés, régulés et bien sûr contrôlés.

Le « tournant narratif » des années 1990 chez les chercheurs en management s’est effectué sur la base d’une prise de conscience simple : les entreprises sont des microcosmes où sont produits et circulent des quantités de récits. Et le storytelling management ne serait rien d’autre que la tentative de contrôler cette mise en récit. Il vise la valorisation et l’orientation de cette production en proposant des formes systématisées de communication interne et de gestion fondées sur la narration d’anecdotes (stories).
Echanger des récits c’est rendre intelligible sa vision du monde et la partager.
Désormais, les bavardages, racontars et rumeurs sont perçus comme des vecteurs d’expériences et de connaissances. La communication informelle devient alors un savoir essentiel au fonctionnement des organisations.

3. La nouvelle « économie fiction »

La globalisation des marchés et les délocalisations ont créé chez les individus des tensions insupportables. Il leur est demandé de s’adapter à un environnement changeant et d’affirmer leur identité ; d’être à la fois flexible et individualiste ; de cultiver tout autant l’interdépendance que l’autonomie. Ces attentes contradictoires vis-à-vis des salariés sont exprimées à travers un discours qui ne peut être construit que sur la base d’injonctions paradoxales. Dès lors, un véritable déni s’opère. Par exemple, à la concurrence féroce et bien réelle à laquelle sont soumis les organisations, l’entreprise opposé une réalité tout autre, plus douce, plus désirable et moins anxiogène : dans le travail en équipe, les employés travaillent ensemble dans la confiance et dans un esprit de solidarité.

De plus, pour que ces messages soient acceptables par ceux qui les produisent ou les portent et par ceux qui s’y soumettent, les pratiques managériales ont dues évoluer : moins de hiérarchie mais plus de contrôle. Ainsi, le cadre des années 1980, est devenu manager, leader, puis coach et aujourd’hui storyteller. Les récits parlent au cœur des hommes et plus seulement à leur raison. Ils sont porteurs de valeurs telles que l’autonomie, la responsabilité, le leadership, l’innovation, la flexibilité et l’adaptabilité. Il y est donc question de héros et d’héroïnes relevant des défis grandioses et de « success stories », dans une entreprise qui n’a plus pour seul objet la production de produits ou de services, mais le partage des connaissances, la circulation des informations et la gestion des émotions. Ces récits sont tout à la gloire de l’entreprise « cognitive » ou knowing firm et doivent permettre à l’entreprise de relever les défis de demain à savoir réapprendre à penser, à agir, à travailler en réseau, à gérer la distance, à maîtriser la surabondance d’information, …
Chacun se doit de raconter, de se raconter.
Ces récits proposent des visions de l’entreprise et des fictions qui doivent les aider à fonctionner. La prescription (production et circulation de modèles de comportements) est de mise dans une optique mimétique.

Comment fonctionne le storytelling ?

1. La rhétorique du nouveau capitalisme

Trois éléments vont structurer la rhétorique du nouveau capitalisme à partir des années 1990 :
• Son ethos : Une injonction constante au changement ;
• Son pathos : Il concerne le management des émotions, inscrit dans un processus général de manipulation et de marchandisation qui accompagne la constitution d’un nouveau « sujet » du capitalisme (consommateur, salarié ou manager) en tant qu’ego émotionnel ;
• Son logos : Il souligne le rôle du langage et en particulier l’utilisation d’histoires dans la gestion de ce moi émotionnel.

La nouvelle entreprise des années 1990, confrontée à un environnement incertain, doit être prête à accepter le changement, toute entière tournée vers le possible. L’état d’esprit y est romanesque ; l’incrédulité, suspendue.
Pour supporter la menace d’un avenir sombre, des délocalisations toujours plus nombreuses, les aléas boursiers, l’entreprise séduit par la promesse d’un récit merveilleux.

Le nouveau paradigme des années 1990 est l’entreprise sans frontières, décentralisée et nomade, libérée des lois et des emplois, légère, agile, furtive, changeante, mobile. Elle ne se reconnaît d’autre loi que le récit qu’elle se donne et d’autre réalité que les fictions qu’elle répand dans le monde.
Le storytelling se révèle ainsi le meilleur vecteur de l’idéologie du changement.

2. Les règles du storytelling

L’introduction du storytelling en entreprise obéit à des règles extrêmement précises. Ainsi, le Center for Organizationnal Learning du Massachusetts Institute of Technology a mis au point une méthode en sept étapes pour le recueil et le traitement de récits dans une entreprise :
– Etape 1 : Définition des objectifs, du périmètre d’action, du public visée, des questions à poser et des conditions d’implication des managers.
– Etape 2 : Recueil des données.
– Etape 3 : Première synthèse des thèmes et intrigues récurrents. Les récits jugés les plus intéressants sont regroupés par thèmes et ordonnés en une seule séquence temporelle. Equilibrage des données factuelles, des données narratives et des messages à faire passer.
– Etape 4 : Analyse des récits, sélection de récits et réduction quantitative pour aboutir à un récit final.
– Etape 5 : Validation du récit final.
– Etape 6 : Diffusion en interne.
– Etape 7 : Diffusion en externe.

Il s’agit non seulement d’humaniser la gestion des « ressources humaines », mais aussi d’enserrer les relations professionnelles dans un filet narratif qui emprunte la forme du récit oral en le soumettant à des procédures d’écriture et de traçage informatiques, au niveau de la collecte des récits comme de leur traitement, leur encodage et leur distribution. Pour contrôler et instrumentaliser les récits, les théoriciens du storytelling mobilisent tout un savoir informel sans lequel l’entreprise ne pourrait pas fonctionner. Le storytelling permet de recueillir des récits d’experts, de faire apparaître les moments importants dans le processus de décision et d’identifier les acteurs qui ont joué un rôle dans la mise en œuvre du projet. Ce dispositif, lourd et coûteux, a conduit à la nécessité d’automatiser la collecte et le traitement des fragments de récit, d’encoder les récits pour en faciliter l’utilisation, d’indexer leur contenu pour systématiser leur mise en circulation. Ainsi les récits spontanés sont transformés en récits utiles, contraints et prescrits.
Il s’agit moins d’écouter que de faire parler : on interroge les expériences, on diffuse les « bonnes pratiques », on explicite les « connaissances tacites ». Les récits recueillis, véritable matière première seront élaborés, élagués puis codifiés. Grâce aux technologies de l’information et de la communication, les récits peuvent être formalisés, indexés traités de façon automatique (segmentation, séquençage temporel et causal, identification de scènes, élaboration d’arbres de causes et de décisions, classement des récits par genre, thème, …).

Pour conclure

On observe aujourd’hui une nouvelle génération d’entreprise, décentralisée, flexible, structurée en réseaux et centrée sur son cœur de métier. Elle fonctionne comme une agence de projets, a une croissance ultrarapide, maîtrise les nouvelles technologies, sont des organisations « apprenantes ». Certain théoriciens du management les qualifient « d’entreprises récitantes » ou storytelling organizations. Le récit y est considéré tout à la fois comme vecteur d’innovation et de changement, un vecteur d’apprentissage et un outil de communication. Il constitue une réponse à la crise du sens dans les organisations et une méthode pour construire une identité d’entreprise. Il structure et formate la communication, à l’intention des salariés et des managers mais aussi des consommateurs et des actionnaires.
Prenons pour exemple, un article récent du Figaro. Un expert en image d’entreprise y est interviewé. Dans le cadre d’une de ses missions auprès de la Société Générale, il explique la façon dont il pilote leur image institutionnelle :
« Nous achevons une série de films de 30 secondes, intitulées ‘bankers stories’, dont la forme est volontairement très sobre, proche du documentaire. Elle sera diffusée avant la fin de l’année sur les écrans télévisés et sur Internet. Ce sont des portraits d’hommes et de femmes qui travaillent à la Société Générale et racontent leur métier de banquier en témoignant sur le sens qu’ils y trouvent. La crise financière a constitué un formidable feuilleton médiatique, une ‘story’. Il fallait être capable de faire émerger une autre histoire, celle de la réalité humaine et professionnelle de ce groupe. »

Le storytelling serait donc une opération plus complexe qu’on ne pourrait le croire à première vue puisqu’il vise à créer un mythe collectif contraignant au sein duquel l’ensemble des partenaires sont engagés dans des rôles définis suivant des scénarios prémédités. Le néocapitalisme ne vise plus seulement à accumuler des richesses matérielles, mais à saturer l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise les champs de production et d’échange symboliques.

Mariette Strub

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